Si la Grèce est à la Une ce n’est malheureusement pas pour en vanter l’attrait touristique en cette veille de vacances. C’est parce qu’un véritable déni de démocratie est en cours et qu’il concerne non seulement l’Europe mais le monde. Merci à Daniel Rallet qui nous fait profiter de son travail militant.
L’énigme de l’acharnement radical des « institutions »
Daniel Rallet
Les médias aiment qualifier Syriza de gauche radicale, mais aux yeux des observateurs indépendants, les rares qui ne sont pas intoxiqués par les médias, son gouvernement apparaît plutôt comme le porteur d’un point de vue « éclairé » dans une Europe institutionnelle qui perd son âme, comme le montre la sinistre pantomime sur les migrants.
Depuis six mois, les « radicaux » sont dans le camp des « institutions » et des États qui s’acharnent à asphyxier un État membre, ce qui est une première.
Certes, les rôles sont différenciés. Celui du « bad cop » est joué à la perfection par le FMI et par Schaüble, le ministre allemand des finances. Après avoir été « bad cop », Merkel a endossé le rôle de la « Mutti » qui cherche un compromis, mais qui doit trouver une majorité au Parlement allemand grâce au « bad cop », membre de son gouvernement.
Juncker joue le rôle du bon flic, ce qui explique peut-être que la Commission européenne n’est pas au premier rang dans ce conflit.
Ce sont surtout les États qui sont à la manœuvre, qu’ils soient du Nord et du côté des créanciers, ou du Sud avec des gouvernements qui pour avoir plié devant les troïkas craignent les prochaines élections.
François Hollande a surtout été invisible, laissant ses ministres soutenir les manœuvres « radicales » contre le gouvernement grec, tout en se donnant l’air d’avoir une « position équilibrée ». L’histoire retiendra qu’en juillet 2012 et en 2015, ce président de la République aura raté deux occasions en or de réorienter l’Union européenne.
II faut dire que la leçon donnée par le gouvernement d’un tout petit pays qui tient tête aux puissants doit être rude pour lui.
Quelles que soient les nuances, le fait massif est bien l’acharnement radical des « institutions » et de 18 États contre la volonté démocratiquement exprimée par un peuple.
Traitons cette radicalité comme une énigme car les explications rationnelles de ce comportement sont limitées
D’abord, la rationalité économique
Puisque la confrontation porte les habits de l’économie, il n’est pas aberrant d’y chercher une explication. L’analyse est fort décevante. Comment peut-on soutenir que la Grèce va pouvoir faire face à sa dette publique alors qu’on a mis son économie par terre (le PIB s’est effondré de 25 % en trois ans !), et que le principal résultat des mémorandums (outre le dégât collatéral sur la souffrance du peuple) c’est d’avoir porté la dette à un niveau record.
Question rationalité, on est en présence d’un argument du même type que celui qui en 2003 consistait à dire qu’il y avait des armes de destruction massive dans un pays où, depuis il a été reconnu officiellement par les experts, qu’ il n’y en avait pas.
Les « radicaux » des « institutions » ont même eu un coup de folie en prétendant imposer au gouvernement Tsipras un excédent budgétaire primaire de 4,5 % sur une longue période, ce qui n’est jamais vu dans l’Histoire. Dans les compromis récents, on est revenu à plus de décence (1 % d’excédent), mais pas à plus de raison : comme le montrent les expériences historiques, notamment celles de l’Allemagne dans l’entre-deux guerres, puis en 1953, la Grèce ne pourra reconstruire son avenir que si, sous une forme ou sous une autre, sa dette est allégée.
Le FMI le sait bien par expérience, et sur ce point, il se distingue des autres « institutions », mais si le FMI est un « bad cop » c’est pour des raisons politiques, car l’expérience aussi nous rappelle que le FMI cherche essentiellement à vendre son programme politique de « réformes structurelles » qui ont massacré l’éducation, le système de santé, les services publics, les droits sociaux dans tant de pays !
Essayons donc la rationalité politique.
Il est incontestable que cet acharnement est d’ordre politique : en remettant en cause le TINA (« on ne peut pas faire autrement ») asséné depuis des décennies, le peuple grec menace tout l’édifice néo-libéral, ce qui démontre d’ailleurs la vulnérabilité de celui-ci face à une volonté démocratique.
L’objectif politique est de mettre en difficulté le gouvernement Tsipras vis à vis du mandat donné par les électeurs, de diviser Syriza, de contraindre Tsipras à faire une alliance avec le parti To Potami ou à convoquer des élections qui lui seraient défavorables.
Dans tous les cas, il s’agit de toucher le point fort du gouvernement grec qui est aussi sa singularité (être fidèle au mandat donné par les électeurs) car entre « discrédités de la démocratie », on peut toujours s’entendre.
Cet objectif est essentiel pour les « radicaux » car il faut fermer la carte des possibles ouverte par le succès de Syriza et la montée de Podemos.
Dans leur esprit, les dernières élections européennes ont montré que les partis « institutionnels », bien que brinquebalants, tiennent encore la baraque sur fond d’abstentions massives, et que la montée des courants xénophobes peut jouer un rôle de repoussoir vers les partis classiques.
Ce qui compte c’est de préserver l’apparence du jeu démocratique qui, seule, peut permettre de justifier qu’aujourd’hui les décisions sont prises ailleurs.
Depuis le milieu des années 2000, les « institutions » ont inscrit les politiques néo-libérales dans des « règles » de droit dans le but de dépolitiser les choix publics et de les soustraire au débat et aux procédures démocratiques.
Là où les « radicaux » flirtent avec les limites du rationnel, c’est quand ils pensent que tous les moyens sont bons pour atteindre leur objectif, ce qui est rarement le cas en politique.
Les maîtres des « institutions » sont prêts à prendre tous les risques, y compris à faire un saut dans l’inconnu, à amener l’Europe et leur propre modèle dans le mur.
Qui peut croire qu’une sortie de la Grèce de l’euro n’aurait aucun impact sur des marchés financiers instables, à part ceux qui croient avoir trouvé l’arme fatale avec la BCE ? Draghi est à la fois l’arme politique qui étrangle la Grèce et le rempart contre le krach financier, puisque la BCE dispose du pouvoir illimité de la création de monnaie dont elle use actuellement en inondant les banques (sauf les grecques) de liquidités.
Qui peut croire qu’une Europe fondée sur des rapports de domination entre créanciers et débiteurs, sur des écarts de richesse croissants entre le Nord et le Sud serait viable ? Entre 2009 et 2013, les dépenses de santé ont baissé de 11% en Grèce et celles d’éducation de 33% dans un pays où elles étaient déjà faibles, et pourtant ils ne sont pas allés assez loin, disent d’un air bonhomme Angela. Merkel et François Hollande.
Qui peut croire qu’en mettant en concurrence les peuples, les systèmes sociaux et fiscaux, on va construire une Union européenne ? Qu’en négligeant les problèmes fondamentaux de la zone euro (l’excédent commercial de l’Allemagne-8 % du PIB, un budget ridicule, l’absence de mécanismes de transfert et de solidarité) on assure sa viabilité ?
Qui peut croire qu’en fermant la porte à Syriza, on ne l’ouvre pas à la xénophobie et à cette extrême-droite qui ronge aujourd’hui l’Europe ? Qui peut- penser que cette progression peut être contrôlée ?
En exigeant la suppression de la prime de 80 euros dont bénéficient les petites retraites, en réclamant des hausses de taux de TVA sur les médicaments ou l’électricité, sur des secteurs sensibles économiquement (agriculteurs, tourisme,…), le démantèlement des conventions collectives, les « radicaux » font le pari de déstabiliser la société grecque pour arriver à leurs fins.
Qui peut-croire que les peuples ne vont pas s’apercevoir que la démocratie est contournée et qu’on peut impunément décider sans et contre les peuples ?
Qui peut croire que la déstabilisation de la Grèce n’aura pas un impact géopolitique majeur dans une région instable ?
Les « radicaux en sont maintenant à organiser des opérations très risquées pour provoquer des troubles et renverser le gouvernement. Il faut dire que ce n’est pas la première fois car en 2012 Papandréou, pour avoir osé promettre un référendum sur le mémorandum, a été débarqué en une nuit par le Conseil européen.
Maintenant c’est un bank run provoqué par des rumeurs savamment entretenues par des déclarations de dirigeants européens et organisé par le gouverneur de la Banque Centrale de Grèce lui-même !
Terminons par deux citations :
« Le vrai secret du néo-libéralisme, c’est qu’il a toujours donné la prééminence aux impératifs politiques sur les impératifs économiques. Les stratèges font toujours le choix de fabriquer une image du capitalisme comme seul système viable, plutôt que de travailler à sa viabilité à long terme. .. Les hommes politiques jouent toujours la carte idéologique, jusqu’à ce que les technocrates les avertissent qu’ils vont perdre »
David Graeber, anthropologue américain, « Cassandre », printemps 2015)
« On se trouve dans la même position qu’à l’époque de Brejnev quand tous les dirigeants communistes savaient que l’idéologie communiste était mourante, mais ne pouvaient pas le reconnaître car cela aurait remis en cause les positions qu’ils occupaient. C’était une période de glaciation intellectuelle et de durcissement politique ».
Alain Supiot, forum de l’ETUI, 30 avril 2014
Ces citations suggèrent que cette « radicalité » néo-libérale est caractéristique de régimes dans lesquels l’idéologie se substitue au réel, écrasant la pensée dans son langage.
Yannis Varoufakis s’étonnait que dans les réunions de l’Euro groupe on ne parlât jamais d’économie ni de l’impact social des mesures, ni de respect de la volonté démocratique d’un peuple.
La seule chose qui compte, c’est le respect des « règles ».
[1] Le rejet de la « troïka » par le gouvernement grec a abouti à un compromis de langage sur cette appellation.. On est passé d’une qualification trés politique à une connotation très kafkaïenne : il n’est pas sûr que ce passage soit à l’avantage des « institutions ».
Source: fsu81